Le gouvernement égyptien, tout à sa lutte contre le terrorisme, a tendance à accepter une variété de dommages collatéraux qui est loin de ne toucher que les opposants islamistes. Torture, détention abusive? La police et la justice égyptienne ont la main lourde envers les Frères musulmans et assimilés? Les opposants d’autres bords, ceux qui font l’objet de dénonciations pas toujours bien informées, et les détenus ordinaires n’ont pas forcément droit à plus d’égards.
Et pourtant, le pouvoir justifie son manque de retenue en expliquant que les Frères musulmans sont des terroristes et leurs sympathisants aussi. Qu’ont donc les gauchistes et organisations de défense des droits de l’homme à voir avec eux? S’ils ont la mauvaise idée d’eux aussi critiquer le régime militaire, et les institutions jugées corrompues (police, justice, notamment) – les voilà également placés dans la catégorie « menace à la sûreté de l’Etat. »
D’ailleurs, l’assimilation de l’ensemble des membres et sympathisants des Frères musulmans à des terroristes -un décret égyptien de décembre 2013- est plus que contestable: les attentats contre les forces de l’ordre sont revendiqués par des groupes comme Ansar Beit el Maqdis (Partisans de Jérusalem) qui nient toute affiliation à la Confrérie.
Certains espéraient un adoucissement de la répression après l’élection à la présidence du maréchal El Sissi, mais les méthodes de la police et de la justice sont semblables à elles-mêmes.
Notons toutefois deux événements positifs ces derniers jours, dans le domaine du judiciaire: la mise en liberté du journaliste Abdullah el Shamy, pour raisons de santé à cause de sa grève de la faim, après une détention provisoire de dix mois et la libération, ce dimanche, de 68 personnes arrêtées le 25 janvier dernier, jour anniversaire de la révolution qui a renversé Hosni Moubarak, donc après six mois de détention provisoire.
Répression violente des manifestations
Elle touche les islamistes, certes, les morts faites par les forces de l’ordre ou leurs aides pendant les manifestations ont surtout décimé leurs rangs: des dizaines en juillet, des centaines voire un millier en août, une soixantaine le 6 octobre. Lors des manifestations islamistes anti-régime du vendredi, les morts continuent :ne serait-ce que ce vendredi, deux ont péri selon le ministère de l’intérieur par exemple.
Le 25 janvier dernier, on a compté plus d’une soixantaine de morts, gauchistes et islamistes confondus.
Ce samedi, qui était jour de solidarité internationale avec les prisonniers égyptiens, la dispersion au Caire de la manifestation gauchiste qui réclamait l’abolition de la loi régulant les manifestations et la libération des prisonniers politiques a été violente, avec quelques aides de la police en civil immortalisés sur des photos qui les montrent jouant du bâton pour permettre à la police d’interpeller les manifestants plus facilement.
Torture en prison
Les islamistes sont sans doute plus torturés que les autres détenus, dans le but d’obtenir d’eux des informations. C’est flagrant avec la prison d’Azouli, d’après l’avocat Ahmed Helmy, qui s’occupe depuis vingt ans de défendre les prisonniers politiques. Azouli, dans le camp militaire de Galaa dans le gouvernorat d’Ismaïlya, et serait d’après les rares personnes qui en ont été libérées, un camp de détention pour ceux que la police arrête, suite à des suspicions plus ou moins précises, remet entre les mains de l’armée, et dont elle refuse d’admettre l’interpellation, de sorte que les détenus disparaissent pendant des périodes qui peuvent aller jusqu’à plusieurs mois.
Des activistes gauchistes arrêtés le 25 janvier 2014 se sont plaints de torture.
Dans cette vidéo, l’un d’eux, Nagy Kamel, rappelle que
« Pendant ces 15 heures dans le commissariat, on nous a battus (avec des bâtons) et insultés tout le temps. On n’avait pas le droit d’aller aux toilettes, ni de demander de l’eau ou de la nourriture, ni d’appeler quelqu’un. Puis la sécurité nationale est arrivée, et s’est occupée de nous un par un. On a entendu des cris, et les gens étaient torturés à l’électricité. On nous a déplacés vers un autre commissariat, depuis celui d’Ezbekiya vers celui de Qasr el Nil. Pendant le transport on nous a battus aussi. On est resté dans ce nouveau commissariat (qui avait été vidé de ses prisonniers le 24 pour pouvoir nous accueillir apparemment) 12 jours. Là on a appris les accusations absurdes qui pesaient contre nous. Ensuite on nous a déplacés et ce fut une surprise, vers la prison d’Abu Zaabal. Là on a fêté notre arrivée.. des policiers et informateurs, avec des bâtons, qui nous frappent, qui déchirent nos vêtements. Ils ont pris ce que j’avais, quelques vêtements de rechange, deux-trois livres dont le titre leur a fait peur, des poèmes de Salah Jahine et « l’Etat faible et le régime fort » de Samer Soliman et des médicaments. Ils m’ont encore passé à tabac. [...] Il n’y a rien dans la cellule ni couverture, ni rien, l’eau dans les toilettes ne vient que quelques dizaines de minutes par jour, par contre c’est rempli d’insectes et de vermine. On nous tapait encore régulièrement. » Il donne ensuite l’exemple de trois personnes qui n’avaient rien à voir avec les manifestations anti-régimes du 25 mais qui étaient quand même détenues avec les activistes: l’un d’entre eux était même un ardent supporter du régime et un nostalgique de l’époque Moubarak. Puis il explique comment il s’est rendu compte que souvent les sessions des tribunaux sont des farces: on lui a dit avant même qu’il n’entre dans le tribunal que sa détention provisoire de 15 jours serait renouvelée.
Mais dans les commissariats et prisons, les humiliations, passages à tabac et viols de n’importe qui dont la tête ne revient pas aux policiers, pour quelque raison que ce soit, sont très fréquentes.
Encore ce dimanche, un énième exemple: Ahmed Ibrahim al-Sayed est mort dans une prison du Caire (quartier de Matareya) alors qu’il devait être libéré le lendemain pour bonne conduite. Il avait été incarcéré pour vol et condamné à trois ans (selon son père il était innocent). D’après son père, le visage du jeune homme de 23 ans était gonflé, abîmé et blessé, ce qui indiquerait une mort après un passage à tabac.
Lourdes peines
Les Frères musulmans ou ceux qui sont désignés comme tels dans leur procès à tort ou à raison, reçoivent ces temps-ci beaucoup de condamnations à mort. 230 dans l’affaire du meurtre d’un policier en août dernier à Minia dans le sud de l’Egypte, 12 pour l’affaire du meurtre d’un autre policier à Kerdasa en bordure du Caire. Bien sûr les habituelles réserves concernant la validité des accusations pesant contre les condamnés sont d’actualité, d’autant que le juge de Minia a prononcé ses verdicts en quelques minutes et en l’absence des accusés.
Les médias locaux rapportent qu’au moins l’un des condamnés à mort de Minia serait un chrétien – il est donc peu susceptible de faire partie des Frères musulmans.
Mais ce dimanche 8 personnes ont été condamnées à mort en province (à Damiette) pour avoir incendié le bâtiment du siège local des Frères musulmans : il n’y a donc pas que les islamistes qui font les frais des jugements expéditifs.
Des dizaines d’étudiants d’université ont été condamnés à entre trois et sept ans de prison pour avoir participé à une manifestation où le bâtiment du rectorat (de l’université d’Al Azhar) a été endommagé. L’université d’AL Azhar était connue pour abriter de grandes manifestations pro-Morsi.
Des activistes, dont le blogueur Alaa Abdel Fattah, ont été condamnés à 15 ans ferme pour avoir manifesté ( certains expliquent a dureté des sentences en expliquant que les activistes sont des agitateurs qui sont dangereux pour la stabilité du pays).
Arrestations politiques
Il y en aurait eu 16 000 selon le ministère de l’intérieur, peut-être jusqu’à 40 000, depuis l’été dernier. Il est difficile de savoir combien sont encore en prison, combien innocentés et quelle est la proportion islamistes/autres tendances politiques même si, à vue de nez, l’écrasante majorité est Frères musulmans/islamistes/sympathisants.
Des centaines de personnes ont été arrêtées le 25 janvier chez les gauchistes et islamistes.
Ce samedi 24 activistes anti-régime mais pas du côté des Frères, ont été arrêtés, pendant la dispersion d’une manifestation.
Arrestations arbitraires
A Minia par exemple, nombre de familles expliquent que leurs proches arrêtés n’ont rien à voir avec les événements, mais ont été dénoncés par des voisins jaloux, arrêtés par la police à la place d’un cousin, d’un oncle, appartenant aux Frères musulmans et en fuite.
On entend aussi parler d’arrestations d’habitants du Sinaï pour « investigations », juste à cause de leur origine, parce qu’ils viennent de la région d’Egypte où les groupes terroristes ont fait le plus de victimes parmi les forces de l’ordre.
Autre cas symbolique des mises en détention selon l’humeur de la police, la vice-rédactrice en chef d’un journal pourtant pro-gouvernement se retrouve en prison pour insulte à agent, après une sombre histoire de voiture mal garée, enlevée, et d’argent volé dans la boîte à gants – être du côté du pouvoir n’aide pas toujours.
Intimidation
L’organisation des Frères musulmans a été déclarée terroriste, donc bannie, en décembre 2013.
En avril, ç’a été le tour du mouvement du 6 Avril, né en 2008 dans des grèves ouvrières qui avaient tourné politiques, et qui a été important dans l’organisation du soulèvement de 2011 qui a fini par renverser Moubarak, puis dans toutes les autres opérations politiques anti-régime militaire, anti-Frères musulmans de ces dernières années. Le mouvement est accusé de « co-opération avec des pays étrangers, notamment les Etats-Unis, en vue de supprimer l’aide militaire américaine, de possession d’armes » et de « déformer l’image du pays ».
En mai, une ONG égyptienne à tendance gauchiste (le Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux » a vu ses locaux envahis et son personnel terrorisé par un raid de la police aux motivations obscures.
Comme le dit Ahmed Maher, l’un des fondateurs du mouvement du 6 Avril, aujourd’hui condamné à 3 ans ferme pour avoir manifesté, dans un éditorial écrit en prison:
« Oui, c’est la jeunesse qui a déclenché la révolution et les Frères qui l’ont volée, mais ce n’est pas une raison pour les forces de sécurité de se mettre à massacre les jeunes et les Frères. Oui, il y a des terroristes et des extrémistes qui se sont engagés dans la lutte armée et les attentats à la bombe [...] mais les atteintes aux droits de l’homme ne font qu’encourager le recours à la violence chez ceux qui perdent confiance dans la résistance pacifique et démocratique. »