Un an après le renversement du président Frère musulman par l’armée, la répression ne fléchit pas, et les dirigeants de la Confrérie sont en prison ou en fuite, et des dizaines de milliers des membres ou sympathisants connaissent le même sort. Pour autant, la rhétorique ne change pas, c’est toujours l’annulation de la destitution de l’ex-président Mohamed Morsi qui est réclamée, et un passage devant les tribunaux des responsables de la répression, et notamment le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, qui a entre-temps été élu président.
En prison, en fuite ou en exil
Les figures importantes de la Confrérie ou du parti politique, Justice et Liberté (PLJ), qui lui est lié ont été arrêtés, à commencer par le président déchu Mohamed Morsi, depuis le 3 juillet 2013.
Les médias pro-Frères sont interdits depuis l’été dernier, par exemple le journal de leur parti, Justice et Liberté, ou des médias considérés comme sympathisants, comme Misr 25, ont été fermés aussi – de même que la version égyptienne de la chaîne qatarie Al Jazira. Les journalistes des réseaux favorables aux Frères sont touchés, comme Rassd ou Yaqeen (bureaux visités par la police, journalistes arrêtés).
Les cellules des Frères ne peuvent plus vraiment se réunir.
Les manifestations pro-Frères continuent, ce qui montre l’efficacité de la structure des cellules, où les directives viennent des cadres locaux et pas directement du haut de la hiérarchie (puisque les leaders ne peuvent plus diriger, de leur prison ou d’exil).
Néanmoins les rangs des manifestants s’éclaircissent, avec les milliers de morts depuis l’été dernier, les dizaines de milliers d’arrestations. Les marches en commémoration de Rabaa (le sit-in contre la destitution de Morsi qui a été dispersé dans le sang le 14 août 2013) qui disent ne pas réunir que des Frères ou sympathisants mais aussi des anti-islamistes qui réprouvent la répression, se font dorénavant au pas de course.
Prison et peines de mort
Ce sont entre 16000 et 41000 arrestations politiques qui ont eu lieu en un an, entre les chiffres du ministère de l’Intérieur et ceux des ONG égyptiennes : la plupart concernent les islamistes ou leurs alliés et les services de sécurité ont une conception très large du terme allié. Beaucoup risquent la peine de morts car inculpés d’appartenance à une organisation terroriste, de meurtre ou d’incitation à la violence, entre autres.
Fahmi Howeidi, l’un des rares éditorialistes indépendants restant au Shorouq (quotidien égyptien visant un public cultivé) écrivait récemment : « Où est la conscience des Egyptiens ? Appeler à exécuter tous les cadres Frères musulmans dans les prisons relève d’un langage étrange qui poussera les gens à faire la justice eux-mêmes…Les Egyptiens sont prêts à accepter la torture et l’injustice infligés à des milliers d’innocents et à les justifier. Les médias sont en partie responsables de cette situation. »
Mohamed Morsi, président d’un an, avait déjà été arrêté 2 fois sous Moubarak, en 2006 pour avoir soutenu la grogne des juges contre le régime, et préventivement pendant le soulèvement de 2011. Aujourd’hui il est accusé d’une série de crimes : s’être évadé de prison pendant le soulèvement en 2011, avec l’aide du Hamas et du Hezbollah, avoir révélé des secrets d’Etat à ces derniers et à l’Iran, avoir incité les partisans de la Confrérie à tuer les manifestants fin 2012 devant le palais présidentiel et avoir insulté la magistrature. Son fils vient d’être condamné à un an de travaux forcés pour avoir été pris en train de fumer de la marijuana.
Mohamed Badie, guide suprême de la Confrérie depuis 2010, a déjà reçu deux condamnations à mort (mais il peut encore faire appel) pour avoir incité à la violence et porter le responsabilité de la mort d’un policier à Minia en août 2013 et de 10 personnes dans des affrontements au Caire en juillet 2013 (mosquée Istiqama). Il avait été arrêté par Nasser en 1965, libéré par Sadate 9 ans plus tard. L’ancien guide suprême, Magdi Akef, fait face à des accusations semblables. Badie a aussi reçu une condamnation à la prison à la perpétuité pour sa présumée responsabilité dans l’affaire du blocage d’une route à l’été 2013… L’un de ses fils est mort dans la répression de la manifestation du 16 août 2013.
Safwat Hegazy, un prédicateur islamiste radical qui a désavoué la Confrérie lors de son arrestation en août 2013, a également été condamné à mort dans le cas d’Istiqama. C’est aussi le cas du salafiste Assem Abdel Magued et de Beltagi et d’Erian.
Mohamed el Beltagy, l’une des figures les plus importantes des Frères, et aussi dans l’établissement du désormais défunt PLJ, fait face à des accusations de terrorisme et aussi plus trivialement d’insulte à magistrat. Sa fille Asmaa est morte à 17 ans dans la sanglante dispersion du sit-in de Rabaa le 14 août 2013 – lui-même était considéré comme un modéré, et elle était tenue pour différente de sa famille et était aimée des révolutionnaires.
Beltagy et Hegazy sont aussi accusés de s’être enfuis de prison en 2011 de la même façon que Morsi (aide étrangère…)
Essam el Erian, en charge des relations internationales de la Confrérie, ancien conseiller de l’ex-président Mohamed Morsi, a été arrêté pour des accusations d’espionnage et d’ncitation à la violence et au meurtre. Sadate l’avait fait arrêter pour son appartenance à un groupe islamiste en 1981, juger devant un tribunal militaire, mais il avait été libéré. Sous Moubarak il a été emprisonné un grand nombre de fois : en 1995 pour appartenir à la Confrérie, en 2005 après avoir suggéré qu’il pourrait se porter candidat à la présidence (c’était la première élection présidentielle en Egypte à candidats multiples, et non plus un referendum), en 2006 pour avoir participé à des manifestations en 2007 pour son rôle important dans la Confrérie, et en janvier 2011 comme Morsi pour tenter de couper court au soulèvement.
Khairat al-Shater, financier de l’organisation et conseiller influent, est accusé d’avoir incité à la violence et de l’avoir financé, ainsi que, pour faire bonne mesure, d’espionnage. Il était le favori de l’organisation pour se présenter comme candidat à l’élection présidentielle de 2012 mais n’avait pas été autorisé à présenter sa candidature à cause de ses condamnations. Il a en effet été emprisonné dans les années 1960 pour avoir participé à des manifestations estudiantines – du côté islamistes. Il a rejoint la Confrérie en 1974. Il a été emprisonné à trois reprises sous Moubarak. Deux fois dans les années 1990, la première fois à cause de ses activités en tant qu’homme d’affaires de plus en plus riche, et une deuxième pour avoir soutenu la renaissance de la Confrérie interdite, et la dernière en 2007 : il aurait alors (en collaboration avec d’autres Frères) fourni armes et entraînement aux protestataires estudiantins. Son fils fait également l’objet d’inculpation d’incitation à la violence.
Saad el-Katatni, influent dans la Confrérie et dans le parti politique des Frères, qui n’aura duré que quelques années, le Parti de la Liberté et de la Justice (PLJ), est aussi inculpé pour ce qui revient à l’accuser de terrorisme, et d’espionnage.
Il serait trop long d’énumérer toutes les figures et tous leurs chefs d’accusations fantaisistes.
Même les Frères musulmans bénéficiant de l’hypothétique protection d’une nationalité occidentale restent en prison, tel le conseiller égypto-canadien de Morsi, Khaled el-Qazzaz, ou un jeune homme né en Irlande, ou Mohamed Soltan, le fils d’un leader des Frères, qui a la nationalité américaine. Mohamed Soltan dernier est en grève de la faim depuis 160 jours. Son père Salah Soltan est en détention aussi et accusé d’incitation à et de financement de la violence.
En fuite
Les membres importants des Frères qui n’ont pas été arrêtés sont en fuite ou en exil.
Et même parmi les figures moins senior, beaucoup de jeunes qui sont membres des Frères ou sympathisants ont trouvé plus judicieux de s’éloigner de l’Egypte pour quelques temps. On entend souvent dire que des amis de la famille ont prévenu qu’ils sont considérés comme des éléments perturbateurs, et qui partent, changeant au moins de région, sinon de pays.
Même ceux qui se sont éloignés de la Confrérie depuis plusieurs années risquent d’être arrêtés. AbdelRahman Ayache, qui a pourtant quitté l’organisation en 2011, bien avant l’accession au pouvoir de Morsi, à cause de différences idéologiques et n’a dès lors eu de cesse de la critiquer, est à Istanbul.
Hormis le Qatar, les pays du Golfe n’étaient pas une bonne idée de destination, car ils se sont félicités de la destitution de Mohamed Morsi. L’Arabie saoudite et le Koweït envisagent d’extrader deux leaders de la Confrérie réfugiés sur leur sol, Akram al-Shaer et Mohammed al-Kabouti. L’Arabie saoudite a en effet suivi l’Egypte qui a interdit la Confrérie en décembre 2013 en la déclarant terroriste.
http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2014/03/egypt-muslim-brotherhood-qatar-saudi-kuwait-uae-summit.html
Doha serait devenu un centre pour la Confrérie en exil. Sont notamment au Qatar (aux dernières nouvelles) :
-Mahmoud Hussein, secrétaire général de la Confrérie. Il a été arrêté plusieurs fois sous Moubarak dans les années 1990.
- Mahmoud Ghozlan, porte-parole de la Confrérie. Il a été emprisonné deux fois sous Moubarak dans les années 2000.
-Mahmoud Ezzat, vice-guide suprême et est censé avoir remplacé Mohamed Badie depuis l’arrestation de ce dernier. Il est marié à la fille du précédent guide. Il a été emprisonné sous Nasser comme Badie, et sous Moubarak dans les années 1990, et enfin en 2008 pour avoir participé aux manifestations contre Israël.
-Essam el Haddad, ancien chef du bureau du président. Il avait été arrêté une fois en 2009 pour avoir participé à une manifestation.
- Ashraf Badr el-Din, le responsible du dossier économie des Frères
- Hamza Zouba, un porte-parole du PLJ
- AbdulRahman Ezz, un activiste Frère qui avait participé à Misr 25 (Egypte 25), une chaîne censément révolutionnaire (25 janvier) mais qui avait tourné très pro-Frères musulmans exclusivement.
- Mohamed Al-Gawadi, un historien proche des Frères qui avait lancé la proposition d’un gouvernement en exil après la destitution de Morsi http://thecairopost.com/news/45058/news/islamist-researchers-oppose-mb-exile-government
- Yahya Hamed, un porte-parole du FJP et ministre de Morsi
– d’autres islamistes qui n’appartiennent pas aux Frères mais sont aussi considérés comme terroristes, par exemple les leader de la Jamaa Islamiya leader dont les comptes ont été bloqués en Egypte,Tareq Al-Zumor et Assem Abdel Magued
- Hatem Azzam, un leader du parti Wasat, proche des Frères
- Mohamed Mahsoub, du Wasat aussi, ancien ministre de Morsi, qui avait pourtant démissionné dès décembre 2012 en signe de protestation contre la politique des Frères au pouvoir
- Des journalistes qui ont exprimé des opinions favorables aux Frères ou défavorables au renversement de Morsi et à la répression qui a suivi se retrouvent aussi au Qatar, du célèbre Wael Qandil à d’autres moins connus qui peuvent avoir démissionné de chaînes égyptiennes.
Deux autres vieux leaders de la Confrérie, Gomaa Amin et Ibrahim Mansour, eux, se sont dirigés vers Londres, qui a abrité leur bureau médiatique le plus actif.
Istanbul a aussi accueilli un certain nombre de fugitifs comme Gamal Heshmat.
Sont-ils finis, au moins temporairement ?
Les opinions divergent.
Les Frères, eux, ou du moins leur propagande, est sûre de la victoire, malgré les morts et les emprisonnements. Dans leurs discours et communiqués de presse, Dieu accordera la victoire aux justes. Alors que les manifestations protestant le renversement de Morsi entre le 30 juin et le 3 juillet étaient plutôt clairsemées (bien sûr il y a quand même eu des morts), l’Alliance anti-coup coup et pro-légitimité, qui ne se reconnaît pas comme exclusivement Frères musulmans alors qu’elle en est très proche déclarait que les révolutionnaires étaient descendus par millions. Elle s’imagine aussi capitaliser sur les problèmes économiques pour attiser le mécontentement envers le pouvoir. « La résistance de millions d’entre vous a maintenant été rejointe par d’autres millions qui ont un jour cru au 30 juin mais qui souffrent maintenant sous le nouveau régime. Utilisons notre expérience de résistance résiliente et pacifique pour protester contre la décision de diminuer les subventions aux biens de première nécessité et contre l’inflation. Faisons en sorte que ce soit un point de départ pour faire échec au coup d’Etat. »
« Les demandes de la Confrérie ne se sont pas adoucies ni ne sont devenus plus réalistes : Morsi doit toujours revenir, ne serait-ce que pour annoncer sa démission et annoncer des élections anticipées. Et ceux qui l’ont destitué, principalement le maréchal Abdel Fattah al Sissi, qui a été élu président, doivent être jugés voire condamnés à mort. » Eric Trager, chercheur au Washington Institute for Near East Policy, explique que selon Emad Abdel Ghafour, un ancien conseiller de Morsi qui servirait aujourd’hui d’intermédiaire pour des négociations, le régime serait prêt à libérer une grande partie des prisonniers, moins 300, c’est-à-dire moins les leaders. Si ces derniers acceptaient, ils accepteraient la décapitation de leur propre organisation. Qui plus est, la base n’accepterait pas de négociations avec ceux qui ont tué ou emprisonné leurs proches, elle veut qu’on lui rende des comptes.
Pour Eric Trager, l’organisation est tellement engluée dans sa propre propagande qu’elle a perdu de vue la réalité et son réel affaiblissement.
Pour Jocelyne Cesari par contre, chercheuse au Berkley Center for Religion, Peace and World Affairs at Georgetown University : »la Confrérie reste profondément présente dans le tissu de la société égyptienne, et aucune répression militaire n’en viendra à bout comme d’une autre tendance politique. Même en interdisant le groupe, en emprisonnant ses membres et en réprimant ses activités, les présidents égyptiens précédents comme Nasser et Moubarak n’ont aps pu en venir à bout. Il est peu vraisemblable que le régime de Sissi y parvienne : une répression féroce suscitera de la sympathie et les fera considérer en martyrs. » Le poids des Frères musulmans et de leur courant de pensée dans la société égyptienne est indéniable, mais l’ampleur de la répression en cours est aussi à prendre en compte, car en chiffres sinon en méthodes où elle est similaire, elle dépasse ce qui a eu lieu sous Moubarak et Sadate.