Délaissant un instant sa lutte hollywoodienne contre le « terrorisme » dans le pays – avec la répression violente que cela entraîne- le président égyptien est en France pour deux jours, le 26 et 27 novembre, au cours de sa tournée européenne. La rencontre n’est pas explosive : La France n’a pas décidé de faire de leçon de morale au Caire, et a la chance d’être un pays à la fois suffisamment discret sur la question des droits de l’homme, et sur le financement accordé aux ONG égyptiennes, pour ne pas figurer dans le haut de la liste des ennemis comploteurs de l’Egypte. Lesquels sont principalement, si l’on en croit les médias gouvernementaux : les Etats-Unis – leur relation avec l’Egypte est si contradictoire, entre admiration, soutien économique massif, et ressentiment, qu’il faudrait en faire un soap-opera – et bien sûr Israël et l’Iran, et le Hamas et tous les Frères musulmans et assimilés du monde entier, avec le Qatar et la Turquie (dans des configurations diverses, suivant l’humeur).
Le bilan du maréchal-président est lourd en termes de non-respect des droits de l’homme, mais la France est pragmatique. L’Egypte est toujours un pays-clé, le plus peuplé du monde arabe. Et les enjeux diplomatiques et géopolitiques réclament encore sa bonne volonté: immigration illégale, lutte contre le terrorisme, négociations autour du conflit israélo-palestinien. Sans oublier les possibilités de contrats.
Amnesty International lançait ce jeudi un appel au président français, souhaitant qu’il critique la politique égyptienne de répression des opposants, et qu’il envisage un changement de cap sur les ventes d’armes ou équipement militaire.
Du terrorisme et de son utilisation politique
Mais le spectre du jihadisme armé et du terrorisme encercle l’Egypte, entre la Libye en plein éclatement et qui a grandement participé au trafic d’armes transitant ou terminant en Egypte, l’ombre portée de la Syrie et de l’Irak, et l’épouvantail des groupes jihadistes dans le Sinaï.
«L’Égypte est un pays frappé par le terrorisme et confrontée à des mouvements terroristes dans des pays voisins», a déclaré M. Hollande. «Nous devons agir ensemble», a-t-il ajouté en citant la Libye, le conflit israélo-palestinien et la lutte contre les jihadistes de l’État islamique en Irak et en Syrie.
Al-Sissi a en effet également rencontré le ministre des Affaires étrangères et le ministre de la Défense français pour évoquer ces différents dossiers.
Reste à savoir ce qui pèse le plus lourd dans la balance diplomatique : le maintien d’un ordre relatif, face à la menace du chaos libyen, de ses jihadistes et de son trafic d’armes, et face à la menace du terrorisme en Egypte, menace réelle même si surjouée à l’extrême, ou le respect des droits de l’homme, ce qui semble être une entreprise titanesque et mal partie, en Egypte. François Hollande a salué « un pays ami de la France, liés par une commune appréciation de ce que peut être l’équilibre du monde ». Il a ajouté être conscient que l’ »Egypte venait de traverser une phase difficile, lourde, avec des conséquences humaines considérables. » Avant d’assurer que la France sera un partenaire fort pour l’Egypte, dans le domaine du développement et de la croissance.
Depuis le renversement en juillet 2013 de Mohamed Morsi, président d’un an, issu des Frères musulmans, plus de 1.400 personnes ont été tuées et 15.000 emprisonnées. Certains avocats avancent le chiffre de 200 disparus, et dénoncent également les innombrables cas de personnes placées en détention provisoire pendant des mois, en attente de charges inconnues, et d’une comparution qui n’arrive pas. Les procès militaires reprennent de plus belle, avec un nouveau décret qui place presque tout le pays sous la protection puis juridiction de l’armée. Les victimes civiles ne sont pas rares dans les opérations anti-terroristes à l’arme de guerre menées dans le Nord du Sinaï. Le maréchal-président (anciennement chef des renseignements militaires), homme fort du pays depuis l’été 2013, a été élu président au printemps dernier.
La déclaration conjointe à la presse avec M… par elysee
La réconciliation, les négociations, ou une vision moins manichéenne de la lutte contre le terrorisme (la politique gouvernementale suit la ligne du « tous ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous ») ne semblent pas à l’ordre du jour. Il y a peu, un homme proche des renseignements, qui propage ses idées par divers moyens médiatiques, et est aussi le directeur d’un centre de recherches sur les groupes islamistes, confiait à deux journalistes occidentales que le traitement des opposants islamistes était encore trop doux. Pas le droit de les arrêter en masse, pas le droit de les traduire devant des cours spécialement dédiées aux terroristes, disait-il. Il raconte avec une satisfaction évidente une anecdote parisienne: il sortait du Fouquet’s, et le voilà attaqué par deux Egyptiens qui connaissaient son visage, ses occupations, et avaient une dent contre lui. La police française est bien sûr venue le protéger des agresseurs! L’Egypte, affirme-t-il, ne fait que ce que fait tout pays confronté à un danger intérieur.
Lui oppose-t-on les dizaines de milliers d’arrestations effectuées en un an, dont beaucoup sont dénoncées comme arbitraires par les avocats?
La création de plusieurs cours spécial terrorisme fin 2013, ou encore le récent décret qui fait de presque toute l’Egypte une zone protégée par l’armée et donc militaire et facilite ainsi la traduction devant des tribunaux militaires?
Il répond que tous ces arguments ne sont que des broutilles montées en épingle par les gauchistes que nous fréquentons sûrement trop. Quant à l’existence d’une opposition libérale non payée par l’étranger, ce n’est qu’une fable selon lui.
Tout l’indique comme proche des renseignements, ne serait-ce que son accès à des documents concoctés ou recueillis par ces derniers, et la sécurité impressionnante qui garde les 9 étages du centre de recherches. Il fait sans complexe pression pour une répression plus musclée, davantage d’arrestations, et des interrogations qui permettent des coups de filet plus larges. Quand on sait que la police centrale est connue pour sa propension à la torture et que c’est elle qu’il voyait en charge de ces opérations, on n’imagine que trop bien la nature des interrogations.
Mais tout est normal pour cet homme, qui avait aussi rempli pendant quelques mois le rôle de délateur en chef des activistes en passant à la télévision dans une émission appelée « la boîte noire » sur la chaîne AlQahera w AlNas des extraits censément mortifiants de leurs conversations téléphoniques. J’ai lu les transcriptions de certains de ces coups de fil et n’y ai pas trouvé de preuve de trahison ou de mœurs dissolues comme il cherchait à le prouver, mais peut-être que je n’ai rien compris. L’émission est suspendue depuis une confrontation avec un homme d’affaires pourtant très loin d’être un sympathisant des Frères musulmans. Mais la diffusion de ce type particulier d’informations est toujours assurée par son journal Al Bawaba news.
Contrats
A côté des considérations géopolitiques, la rencontre franco-égyptienne compte aussi des considérations économiques.
Paris a signé ce mercredi des accords de plusieurs millions d’euros pour le métro du Caire.
La France aime aussi bien vendre des armes, même si elle n’est pas le premier fournisseur de l’Egypte.
Dans ce domaine les États-Unis caracolent en tête avec 59 % des importations d’armes conventionnelles vers l’Égypte entre 2003 et 2012 selon le SPIRI, qui fournissent des hélicoptères Apache jusqu’aux gaz lacrymogènes. Loin devant la Russie et la Chine (respectivement 22,1% et 6,1%).
Les données exactes sur les ventes d’armes même légales sont assez difficiles à trouver.
Mais d’après cette mise en graphique des bases de données des rapports annuels de l’Union Européenne, sur les 10 dernières années (jusqu’à 2012, c’est la date la plus récente du rapport annuel), la France apparaît en première position parmi les pays européens. D’après le rapport européen concernant l’année 2012, on compte 148 millions de licences pour exports de la France vers l’Egypte, pour un montant d’au moins 27 millions d’euros (la plupart du temps, malgré tout, la case correspondant au montant financier des licences est laissée blanche). En comparaison, en 2012, toujours selon les données de ce rapport européen, l’Espagne a accordé pour 92 millions de licence et vendu pour au moins 50 millions d’euros, l’Italie 24 millions de licences et vendu pour au moins 28 millions d’euros.
On sait que l’Egypte a commandé des Renault Sherpa pour la police en 2011 et que la France les a livrés en 2012, et qu’en 2013 elle devait livrer des systèmes de radars aériens pour la marine (bateaux américains) commandés en 2006.
Le constructeur naval français DCNS a signé au début de l’été un contrat estimé à 1 milliard d’euros pour fournir quatre corvettes Gowind à la Marine égyptienne. D’après l’AFP, «ce projet ouvre des portes car il suscite énormément d’intérêt chez les pays du Golfe», selon une source gouvernementale française, qui ajoute qu’une option sur deux navires supplémentaires devrait être abordée lors des entretiens. Des discussions seraient également en cours sur le renouvellement de la flotte égyptienne d’avions de combat Mirage 2000 pour des Rafale. Et ce alors que la France vient de décider, ce mardi, de reporter sine die la vente des Rafale à la Russie, à cause de la situation en Ukraine.
En ce qui concerne les les transferts d’armes légères et de petit calibre, on trouve dans le rôle des premiers fournisseurs – en valeur, et en unités d’armes – les Etats-Unis. Mais aussi d’autres pays moins attendus, comme la Répblique Tchèque, l’Italie (plusieurs millions de dollars ces dernières années) et hors UE, la Chine et la Turquie (plusieurs centaines de milliers de dollars ces dernières années et également des transferts de technologie plus généralement dans le domaine militaire) d’après les données rassemblées par le centre de recherche GunPolicy et le Nasit, Norvegian Initiative on Small Arms Transfers.
Cela dit, dans le domaine des dépenses militaires ces dix dernières années, l’Egypte, d’après les études du GRIP, a plutôt réduit (de 14%) le budget qui lui était consacré, à l’inverse des autres pays de la région – et par rapport à l’Arabie Saoudite, ou, dans une moindre mesure aux Emirats arabes unis ou à Israël, ses dépenses sont faibles.