Les sept membres des forces de sécurité égyptiennes qui ont été enlevés jeudi dernier sont toujours en captivité. Une vidéo apparue hier sur la toile les montre en train de supplier le président de les libérer, en accédant à la requête de leurs kidnappeurs : « libérer les prisonniers politiques du Sinaï ».
Les sept soldats (enfin, plus exactement, des soldats, des policiers et des membres de la sécurité) ont les yeux bandés dans cette vidéo mais paraissent en bonne santé. A la fin de la vidéo, ils se répandent en supplications adressées au président, conjuré de les sauver car ils ne peuvent plus supporter leur condition. C’est la première fois que des soldats égyptiens sont enlevés par un groupe basé au Sinaï.
Les prisonniers politiques du Sinaï dont les ravisseurs espèrent apparemment la libération pour prix de la remise en liberté des soldats sont sans doute des membres ou sympathisants de Tawhid w Jihad. En effet, la vidéo qui affirme montrer les sept prisonniers, demande en particulier la libération d’un certain Hamada Abou Sheita. Lui et ceux qui ont été condamnés pour les mêmes faits appartiendraient au Tawhid w Jihad. C’est une petite organisation terroriste apparemment fondée par un Egyptien et un Palestinien vivant en Egypte, tous les deux tués lors d’opérations de police. La première action retentissante de ce groupe paraît-il fondé en solidarité avec les Palestiniens et les Irakiens a été les attentats contre les complexes touristiques en 2004 (Taba) et 2005 (Charm el Sheikh) dans le Sinaï. Cela dit, les seules informations sur ce réseau ont été obtenues pendant le procès des accusés de ces attentats, ce qui n’est pas un gage d’objectivité.
Hamada Abou Sheita a été condamné à mort in abstentia en août 2012, accusé d’avoir participé à l’attaque, à l’été 2011, du commissariat de police et d’une banque à El Arish qui avaient fait six morts d’après les médias égyptiens. Quatorze autres accusés ont été condamnés en même temps que lui. Il a été arrêté en septembre 2012 lors de l’opération militaire en représailles à l’attaque du poste-frontière entre l’Egypte et Israël où seize policiers égyptiens ont été tués . Les autorités égyptiennes disaient que tous les accusés appartenaient à Al-Tawhid wa al-Jihad.
Le journal gouvernemental Al Ahram accuse Abu Sheita d’être derrière l’enlèvement des sept soldats et aussi, tant qu’on y est, derrière l’attaque meurtrière du poste-frontière de Rafah l’été dernier.
L’un des frères de Abu Sheita a publié un article sur facebook clamant l’innocence de son frère jeudi dernier. Il accuse aussi les responsables de la prison d’avoir torturé son frère au point de lui faire perdre la vue, accusation démentie par les services de sécurité égyptiens.
Un autre frère de Hamada, Hany, est accusé par certains d’être à l’origine de l’enlèvement des soldats. Il a alors appelé une chaîne de télévision selon AlMasry Al Yom (procédé courant pour donner son avis sur les affaires courantes en Egypte) et a démenti avoir quoi que ce soit à voir avec l’enlèvement.
La femme de Hamada Abou Sheita indique que son beau-frère vit n’est pas en fuite mais vit toujours dans leur village, dans une entretien par téléphone avec ahram online.
Elle émet également des doutes sur l’authenticité de l’enlèvement : pour elle, il s’agit d’une mise en scène de l’Intérieur pour détourner l’attention de la torture subie par son mari.
La vidéo a été postée dimanche par un utilisateur de Youtube qui n’a posté que cette vidéo. Youtube a retiré la vidéo pour raisons de décence. Le site de Masrawy l’a conservée, elle est aussi consultable sur une page du ministère de l’Intérieur .
Des chaînes de télévision ont reçu des appels de personnes prétendant être les parents des soldats et les reconnaître.
Le soldat qui s’exprime le plus longuement s’adresse également au ministre de la Défense et lui reproche de rester tranquillement sur son siège alors que ses hommes meurent. Dans les paroles prononcées par les prisonniers, on s’adresse au président comme à un sauveur.
Divergences entre la présidence et la Défense et les forces de sécurité?
Ces derniers jours, comme une réponse militaire cinglante ne se produit pas, certains accusent la présidence de complaisance envers les kidnappeurs – après tout, c’est bien connu, le président est issu des Frères musulmans, ces derniers ont une histoire de violence, donc les Frères musulmans et la présidence d’aujourd’hui soutiennent les jihadistes salafistes. Le raisonnement est un peu spécieux, une opération militaire urgente risquant de ne pas donner grand-chose : on se rappelle des débuts de l’opération de l’été dernier, quand les cocoricos de l’armée au sujet de ses opérations victorieuses se faisaient régulièrement démentir par des témoins sur le terrain. La sympathie des Frères musulmans pour les salafistes en général paraît également sujette à controverse, étant donné que le plus grand parti salafiste (Nour) leur tourne plutôt le dos en ce moment. Il est vrai que les salafistes moins présentables, pourrait-on-dire, ceux qui ne reculent pas devant les déclarations enflammées, comme la Gamaa Islamiya ou les Hazemoon (partisans de Hazem Abu Ismaïl), leur ont conservé un certain appui.
« Si le président accepte d’accorder l’amnistie aux prisonniers en question, le manque de confiance entre l’appareil de sécurité et les Frères musulmans (il faut dire que ça fait des dizaines d’années que l’appareil de sécurité a l’habitude d’emprisonner les Frères, pas de les voir à la tête de l’Etat) aurait empiré », dit Abdel Gawad, ancien directeur du centre de recherches politiques et stratégiques Al Ahram.
On reproche déjà beaucoup à la présidence son amnistie des prisonniers politiques en juillet 2012, qui aurait permis la libération de jihadistes du Jihad islamique et de le Gamaa Islamiya.
Abdel Gawad pense que « le président préfère ne pas lancer d’opération tout de suite contre les ravisseurs, car cela pourrait lui coûter le soutien des ses partisans de l’aile dure islamiste. »
Cependant, la présidence a affirmé le mantra commun des gouvernements : « pas de négociations avec les kidnappeurs. »
Le porte-parole de la présidence, Oamr Amer, a rappelé ce lundi dans une conférence de presse que « le président est le chef de l’armée » et que la présidence et les autres institutions de l’Etat « partagent la même vision. »
Casse-tête du Sinaï
Le Nord du Sinaï est à la fois un lieu de grande importance stratégique, en bordure d’Israël et de la bande de Gaza, mais aussi, comme toute la péninsule hormis les villes balnéaires et quelques installations qui n’emploient pas de locaux, un territoire peu développé.
Le porte-parole du président a pensé aussi à cet aspect du problème, en qualifiant aujourd’hui « le développement de la péninsule » de « priorité d’Etat ».
Le Sinaï est aussi sujet à une répression sécuritaire armée, aggravée depuis les attentats du début des années 2000, qui n’a rien fait pour arranger les relations entre les locaux des tribus bédouines (même si la plupart des bédouins accusés ou arrêtés, et quelle que soit la véracité du chef d’inculpation, le sont en général pour des attaques à main armée qui ont plus à voir avec le banditisme que le jihadisme armé) et les forces de sécurité.
« Tout le monde sait que les forces de sécurité ont pratiqué des arrestations massives et injustifiées, et « capturent » des membres de la famille (élargie) ou de la tribu des suspects pour inciter ces derniers à se rendre « , fait remarquer Tewik Aclimandos, chercheur associé à la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France et spécialiste de l’histoire de l’Egypte.
Le gouverneur du Nord-Sinaï a d’ailleurs déclaré ce dimanche qu’il était en pourparlers avec des personnalités influentes du Sinaï pour essayer de convaincre les kidnappeurs de relâcher les prisonniers. Ces personnalités influentes sont bien mystérieuses, reste à savoir s’il s’agit des chefs de tribus « nommés » par Moubarak et qui n’ont pas vraiment d’influence sur le Sinaï ou s’il s’agit de Bédouins qui connaissent bien les kidnappeurs.
Le journal gouvernemental AlAhram rapporte qu’un camp de la sécurité centrale à El Arish (ville du Nord du Sinaï, sur la route vers Rafah et Gaza) a fait l’objet d’une attaque à main armée ce lundi matin.
Les policiers des poste-frontières ont fait grève et ont fermé la frontière pour protester contre l’enlèvement (et saisir cette occasion de râler contre les Frères musulmans) avec Gaza, à Rafah, depuis vendredi dernier, et avec Israël depuis dimanche. Le porte-parole de la présidence a indiqué ce lundi que la frontière avec Israël était rouverte et que celle de Rafah devrait rouvrir bientôt.
Les policiers en grève de Rafah affirmaient apparemment dans leurs slogans leur soutien au ministère de la Défense (El Sisi). L’été dernier, l’attaque au poste-frontière qui avait fait seize morts parmi les soldats égyptiens avait permis à Morsi de mettre à la retraite le chef du Conseil suprême des forces armées (organe qui dirigeait le pays depuis la chute de Moubarak en février 2011) et ministre de la Défense.
Fermer les frontières peut paraître une réaction un peu saugrenue de la part de ces policiers, mais d’une part, s’ils font grève, la frontière ne peut pas être traversée, c’est logique, et d’autre part, cela a à voir avec les rumeurs de l’implication d’un tiers dans le problème. Le porte-parole de la présidence a même pris la peine de démentir la rumeur selon laquelle les ravisseurs auraient emmené leurs captifs dans la bande de Gaza, puisqu’ils seraient liés à l’ »Armée de l’Islam » gazaouie. Récemment, les services de sécurité ont fait parvenir aux journaux (Al Masry Al Yom, journal indépendant mais qui a depuis peu à sa tête un ancien de la presse gouvernementale sous Moubarak) un enregistrement qui montrerait prétendûment l’implication du Hamas et des Frères musulmans dans la libération des prisonniers pendant la révolution de 2011 et donc dans la manipulation du soulèvement par ces deux entités sœurs. La presse gouvernementale disait aussi récemment que les coupables de l’attentat de cet été contre le poste-frontière de Rafah se sont réfugiés et sont protégés dans la bande de Gaza. Une bonne partie de la presse égyptienne et « les sources des forces de sécurité » égyptiennes affectionnent les théories du complot et les accusations impossibles à prouver.
Israël pourrait très bien chercher aussi à déstabiliser son voisin (même si objectivement parlant le pays a plutôt intérêt au calme à ses frontières) ou à lui faire durcir sa répression contre les groupes jihadistes du Sinaï, d’après le café du commerce égyptien.
Dimanche matin, le gouverneur du Nord-Sinaï, Harhour, disait d’ailleurs, spéculant sur l’identité des ravisseurs, qu’ils étaient peut-être « les familles de ceux accusés des attentats de Taba (station balnéaire à la frontière avec Israël) en 2005 ou des attaques à main armée d’El Arish en 2011, ou encore une entité qui veut menacer la stabilité du Sinaï et veut l’intervention de la communauté internationale ».
Depuis l’enlèvement de jeudi dernier, le président a cherché à réunir tous les avis possibles, soit parce qu’il est vraiment perdu, soit pour partager les responsabilités.
Il a organisé une réunion de toute urgence avec les responsables de la Défense, de l’Intérieur et des Renseignements.
Il avait aussi appelé les forces de l’opposition à une réunion mais la coalition du Front de Salut National, bien qu’exprimant son soutien aux efforts de libération des prisonniers, a décliné l’invitation. Le président a aussi recherché l’avis de l’institution sunnie musulmane d’Al-Azhar, de l’Eglise copte, et des ministres du tourisme et de l’information, en les invitant à une réunion hier.